Kinshasa accuse la firme américaine de financer indirectement la guerre sur son territoire, en rachetant les minerais issus des zones de guerre.
Par Damien Koffi Konan
Dans une action judiciaire sans précédent, la République Démocratique du Congo (RDC) a déposé plainte contre les filiales françaises et belges d’Apple, les accusant de “recel de crimes de guerre, de blanchiment de minerais issus de conflits, de recel de biens volés et de pratiques commerciales trompeuses”. Cette procédure pénale marque un tournant dans la lutte contre le techno-colonialisme et attire l’attention sur les pratiques douteuses entourant l’approvisionnement en minerais utilisés pour fabriquer les produits high-techs.
Pour être précis, la RDC poursuit en justice les filiales Apple Retail France et Apple Retail Belgium en raison de leur implication dans des chaînes d’approvisionnement suspectes qui alimentent indirectement des conflits armés en Afrique centrale. La plainte repose sur l’accusation selon laquelle Apple, à travers ses intermédiaires, utilise des minerais extraits de zones de guerre, notamment des minerais dits “de sang”, en particulier le coltan, le tantale et l’étain. Ces minerais sont essentiels à la fabrication des smartphones, tablettes et autres appareils électroniques, et leur exploitation a des conséquences dramatiques pour les populations locales, souvent forcées de travailler dans des conditions inhumaines.
Le cœur du problème : les minerais de conflit
La RDC, riche en ressources naturelles, détient 80 % des réserves mondiales de coltan, et est également un grand producteur de tantale et d’étain. Malheureusement, cette richesse a fait du pays un terrain de jeu pour des groupes armés qui se battent pour le contrôle de ces ressources, exploitant souvent des enfants dans des conditions dangereuses. Le chercheur Fabien Lebrun, qui a étudié ce phénomène, parle de “barbarie numérique”, soulignant que derrière l’éclat des nouvelles technologies se cache une réalité tragique.
Apple, comme d’autres géants technologiques, a longtemps défendu sa chaîne d’approvisionnement en s’appuyant sur des intermédiaires qu’elle présente comme étant responsables de la traçabilité des minerais. Cependant, des rapports ont révélé que ces systèmes de traçabilité étaient largement inefficaces et souvent manipulés, permettant à des minerais de conflit de pénétrer dans les chaînes d’approvisionnement mondiales.
Une action juridique pour la justice et la traçabilité
Cette plainte met en lumière un problème majeur de la traçabilité des minerais. En 2010, les États-Unis ont adopté la loi Dodd-Frank, obligeant les entreprises à déclarer si leurs minerais proviennent de zones de conflit. Apple a, selon les autorités congolaises, faussement assuré qu’elle ne se fournissait pas en “minerais de conflit”, alors qu’une grande partie de ses minerais provient de la RDC et du Rwanda voisin. Ce dernier pays a été accusé par la RDC de soutenir des groupes rebelles comme le M23, responsables de nombreuses exactions dans le nord du pays.
Malgré des efforts pour instaurer un système de certification des minerais en 2015, ce mécanisme a montré de nombreuses failles, en grande partie dues à la corruption et à l’inefficacité des contrôles. Les autorités congolaises estiment que les exportations de minerais, bien que prétendument interdites depuis la prise de contrôle de la zone minière de Rubaya par le M23, continuent à prospérer grâce à des circuits illégaux.
Techno-colonialisme et inégalités mondiales
L’affaire qui oppose la RDC à Apple s’inscrit dans un cadre plus large de critique du “techno-colonialisme”, où les pays occidentaux profitent des ressources naturelles des pays africains, tout en fermant les yeux sur les souffrances humaines engendrées. Pendant que les consommateurs occidentaux s’inquiètent des effets des écrans sur leur santé mentale, des milliers de travailleurs congolais, souvent enfants, risquent leurs vies dans les mines pour extraire les minerais qui alimentent l’industrie technologique mondiale.
Cette plainte n’est pas seulement une question de responsabilité pénale pour Apple, mais aussi un appel à repenser les pratiques de traçabilité des minerais et à renforcer la régulation des chaînes d’approvisionnement mondiales. Alors que la RDC se bat pour dénoncer l’impunité, cette action juridique pourrait ouvrir la voie à d’autres plaintes et forcer les entreprises à revoir leurs pratiques, même si les chances de succès restent incertaines face à la puissance des multinationales.
Quelles perspectives ?
Bien que l’issue de cette action judiciaire soit incertaine, elle a le mérite de mettre en lumière des pratiques jusqu’ici ignorées du grand public et des régulateurs. En plus de pointer du doigt Apple, le gouvernement congolais entend également envoyer un message aux autres entreprises technologiques, qui pourraient se retrouver dans la ligne de mire si elles ne prennent pas de mesures pour garantir que leurs chaînes d’approvisionnement sont exemptes de minerais de conflit.
L’impact de cette plainte pourrait être significatif non seulement pour Apple, mais aussi pour l’ensemble de l’industrie des nouvelles technologies. Elle soulève des questions cruciales sur la responsabilité des entreprises dans les conflits mondiaux et les injustices économiques qui en découlent, et pourrait bien être le catalyseur d’un changement profond dans la manière dont les géants de la tech abordent la question de l’éthique dans leurs chaînes d’approvisionnement.