Essence de contrebande : L’État béninois percevait des taxes dans l’entrepôt qui a brûlé

Le Bénin a un choix difficile à faire entre les ‘’avantages’’ d’un trafic profitable à tous et les vies qu’il menace. Le drame survenu à Sèmè-Kraké le samedi 23 septembre dernier remet en lumière les responsabilités directes de l’État.

Par Julien Coovi

Une quarantaine de morts et une dizaine d’autres grièvement brûlés. C’est le bilan provisoire de l’incendie qui s’est déclenché le samedi 23 septembre 2023 dans un entrepôt d’essence de contrebande à Sèmè-Kraké, près de la frontière avec le Nigeria. Parmi les victimes, des hommes, des femmes mais aussi des enfants en très bas âge. Quant à l’entrepôt, c’est l’un des principaux points de stockage du carburant ramené du Nigeria dans des bidons de fortune, avant leur distribution dans tout le Bénin.

Activité économique à part entière

Apparue vers la fin de la décennie 1980 à la faveur de la crise économique qui frappait le Bénin à l’époque, l’essence de contrebande, connue ici sous le vocable de « kpayo », s’est solidement installée dans les habitudes de consommation des Béninois. Longtemps vendu deux à trois fois moins cher que dans les stations-services, le « kpayo » a d’abord permis à des milliers de familles béninoises de passer la crise des années 1980, avant de littéralement remplacer le secteur formel qu’il a contribué à tuer. À une certaine époque, l’importance du « kpayo » pour les besoins énergétiques du Bénin était si grande qu’il était devenu quasiment l’unique source d’approvisionnement en carburant du pays.

Un point de vente de l’essence « kpayo »

Puissant lobby

Entre les importateurs, les grossistes, les semi-grossistes et les petits vendeurs de bords de rue, le « kpayo » est également l’un des principaux pourvoyeurs d’emplois au Bénin. « C’est l’unique source de revenu de plusieurs milliers de ménages », concède le ministre de l’économie et des Finances, Romuald Wadagni qui avance le chiffre de 54.000 postes de vente recensés sur tout le territoire. La filière « kpayo » est devenue politiquement si importante au Bénin qu’il est devenu très difficile de l’éradiquer. C’est donc avec le pied sur la pédale de frein que les différents gouvernements qui se sont succédés ont tenté de le combattre. Toutes les tentatives se sont heurtées à la résistance d’un lobby organisé et puissant qui a des ramifications jusque dans les plus hautes instances de décision politiques du pays. Certains acteurs de la filière ont même réussi à obtenir des mandats électoraux, quand ils ne parrainent pas des hommes ou des femmes politiques.

La méthode Talon.

Outre ses effets pervers sur l’économie, le « kpayo » représente un danger permanent pour ses acteurs, et plus généralement pour la population. On ne compte plus le nombre de victimes, brûlées vives dans l’explosion d’un bidon d’essence ou, comme à Sèmè-Kraké, dans celle de tout un entrepôt. Comment mettre fin à ce trafic sans livrer des millions de familles à la misère, et sans créer des tensions sociales et politiques graves ?

Les restes de l’entrepôt d’essence de contrebande brûlé à Sèmè-Kraké

La première étape de la stratégie du gouvernement Talon a été de taxer le produit. Au lieu de traquer les contrebandiers et de harceler les petits vendeurs, Patrice Talon et Romuald Wadagni ont donc décidé de taxer le trafic. Au minimum 500 francs CFA sont donc prélevés sur chaque bidon de 25 litres, tandis que les importateurs, les transporteurs et les grossistes doivent prendre une licence qui peut s’élever à plusieurs centaines de milliers de francs CFA, selon la catégorie. Le but est de faire en sorte de réduire progressivement la distorsion de concurrence entre le « kpayo » et les stations-services, rendant son prix de revient assez cher. Cet axe a permis la création de dizaines d’entrepôts tout le long de la frontière avec le Nigeria, comme celui qui a brûlé samedi.

Parallèlement à cet axe, le gouvernement a renforcé la pression sur les petits vendeurs dans les rues. Progressivement, ils sont rentrés dans les maisons et sont donc de moins en moins visibles. Dans le même temps, le gouvernement a mis en place des mesures qui encouragent les investisseurs à investir dans la commercialisation des hydrocarbures. Des centaines de stations-services sont sorties de terre ces dernières années dans les grandes villes et sur les grands axes en rase campagne, tandis que des dizaines de milliers de mini-stations ont été commandées pour les petits revendeurs qui souhaitent continuer leur activité dans de meilleures conditions de sécurité. 

Enfin, la reconversion et la réinsertion. Pour ceux qui ne souhaitent pas ou ne peuvent pas investir dans les mini-stations, le gouvernement a lancé un programme de reconversion pour « permettre de former les gens et de les transformer en acteurs économiques d’un métier décent », a précisé le ministre béninois des finances lors d’un point de presse tenu quelques jours après la boucherie de Sèmè-Kraké. Au titre de ce programme plus de 5 000 personnes auraient déjà été reconverties aux métiers du textile à la zone industrielle de Glo-Djigbé.

S’il n’y a aucun doute sur la capacité de cette stratégie à venir à bout de ce trafic, plusieurs au sein de la population béninoise craignent que sa conséquence soit pour eux d’être désormais livrés au diktat des prix fixés par le gouvernement. En un an, l’essence a connu une inflation de près de 50% dans l’informel, et jusqu’à 30% dans les stations-services.

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