L’éditorial de Cheikh Ousmane Kane
Les principes qui s’appliquent de façon sélective sont toujours ceux qui ont le plus de mal de s’enraciner. J’ai suivi avec beaucoup d’amusement les réactions mesurées, parfois gênées (quand ils ne gardent pas simplement le silence) des principaux pourfendeurs des putschs militaires qui emportent les gouvernements civils sur le continent. Je voudrais le dire tout de suite pour qu’on évite de perdre du temps dans le procès en sorcellerie que je vois déjà venir : les putschs sont un fléau qu’il faut combattre avec énergie, les putschs militaires le sont peut-être davantage qui déstabilisent les états, et les plongent dans une incertitude traumatique. Sur le principe, les pourfendeurs des coups d’état avaient donc raison.
Mais alors, pourquoi s’évitent-ils de condamner celui du Gabon avec la même énergie ? Un coup d’état n’est-il pas un coup d’état, peu importe que le président qui l’a subi appartienne à une dynastie familiale vielle de 60 ans ou qu’il ait hérité du pouvoir à la suite d’un arrangement négocié entre un président en fin de mandat et l’un de ses ministres, après avoir réduit l’opposition à sa plus simple expression? De même, un président retenu contre son gré à la suite d’un coup d’état n’est-il pas un otage, un président séquestré, comme ce fut le cas en Guinée, au Burkina Faso ou au Niger? Enfin, si le principe de l’ordre constitutionnel suffit à blanchir les décisions des institutions d’un pouvoir qu’on sait illégitime, pourquoi alors peine-t-on à clamer que l’ordre constitutionnel a été rompu au Gabon l’autre nuit, vu que la cour constitutionnelle a déclaré Ali Bongo vainqueur d’une élection à laquelle (contrairement à beaucoup d’autres pays) des ténors de l’opposition ont pu participer? Selon les critères qui sont souvent l’axe de défense des fanatiques de l’institutionnalisme démocratique, Ali Bongo est un président démocratiquement élu. Point.
Mais les choses ne sont pas si simples, nous en avions toujours été conscients, par-delà nos postures publiques, souvent motivées par des considérations d’ordre affectives, quand elle ne sont pas carrément au service d’intérêts inavouables. Les processus démocratiques dans nos pays ne sont pas en noir et blanc, ils comportent des zones grises. En essayant de mettre en sourdine les données génétiques d’Ali Bongo, l’on se rend compte tout de suite que sa gouvernance démocratique ressemble trait pour trait à celle des 4/5 de ses homologues africains : instrumentalisation de la justice et des forces de défense et de sécurité, corruption, clientélisme, mise sous éteignoir des libertés publiques, mise au pas des institutions, criminalisation de l’opposition et de la liberté d’expression, trucages d’élections, et j’en passe. Le père de Macky Sall n’a jamais été président du Sénégal, ceux d’Alassane Ouattara, d’Alpha Condé, de Patrice Talon ou de Mohamed Bazoum non plus. Mais leur gouvernance ne sont (n’étaient) pas plus respectueuses des principes démocratiques que celle d’Ali Bon Bongo.
En ne luttant pas frénétiquement contre chaque forme d’abus de la part des pouvoirs civils qui se sont installés aux commandes de nos Etats dans le sillage des conférences nationales, en leur apportant parfois même notre caution intellectuelle par nos exercices de trapézisme intellectuel, nous avons créé un appel d’air pour plus d’abus, et nous sommes rendus complices du détricotage de tout notre projet démocratique.
Ne nous faisons pas d’illusion, le coup d’état du Gabon ne sera pas le dernier de la vague. D’autres surviendront et emporteront des présidents emblématiques d’Afrique. Et comme dans tous les autres cas précédents, les populations sortiront et acclameront les militaires, parce que nous civils, aurons trahi l’idéal démocratique que nous avions promis de réaliser.