Le contexte international actuel accroît la polarisation des sociétés entre le bloc occidental et celui emmené par l’axe Moscou-Pékin. La Russie fascine en ce moment une partie des populations africaines. Certains se dépêchent même de voir en Moscou une alternative aux partenaires traditionnels des pays africains. Mais comment peut-on objectivement analyser la relation entre Moscou et l’Afrique?
Les liens entre la Russie et l’Afrique subsaharienne ne sont pas nouveaux, ils existent déjà au Moyen-Age et se sont particulièrement développés après la 2nde Guerre Mondiale, à la fin des années 1950, au moment des indépendances africaines.
A cette époque, Moscou soutient les nouveaux Etats indépendants et les mouvements anticolonialistes dans un contexte de guerre froide entre les blocs capitaliste et communiste. L’approche soviétique se veut émancipatrice avec une politique ouvertement dirigée vers les pays qui revendiquent un attachement à une forme de socialisme. Durant cette période, l’URSS lance de multiples coopérations avec le continent africain. L’URSS propose de nombreuses formations et met en œuvre quelques projets d’infrastructures en Afrique. Ce sont surtout les ventes d’armes russes qui explosent en Afrique (la Russie demeure encore à ce jour le premier pourvoyeur d’armes sur le continent).
Plusieurs accords de coopération militaires entre Moscou et certains pays africains sont également conclus. Cette politique est à l’origine de manœuvres de déstabilisation dans le but de favoriser l’émergence de régimes communistes.
L’effondrement de l’URSS et l’appauvrissement immédiat de la Fédération de Russie a réduit drastiquement les relations russo-africaines.
La période post-soviétique est ainsi marquée par la fermeture de neuf ambassades et de trois consulats russes sur le continent africain. Les quelques projets d’aide initiés par l’Union soviétique sont pour la plupart brutalement clôturés alors que les projets d’aide des pays occidentaux perdurent et se diversifient.
Les relations entre la Russie et certains États africains se tendent encore à la fin de l’année 1991, lorsque le président russe Boris Eltsine arrête toute aide étrangère et exige le remboursement immédiat des dettes impayées.
La détente n’arrive qu’avec la reprise économique de la Russie et la création des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) qui intègrent un premier pays africain – l’Afrique du Sud – en 2011. Les réseaux diplomatiques se redéveloppent entre la Russie et les pays africains mais également avec les communautés d’Etats telles que l’Union africaine ou la CEDEAO.
Des partenaires extérieurs actifs en Afrique, la Russie est sans doute celui qui a le plus développé son influence ces dernières années avec une communication et un interventionnisme désinhibés s’appuyant souvent sur des moyens irréguliers, voire illégaux. Il convient alors d’analyser concrètement les actions russes sur le continent africain aujourd’hui.
Une communication dénuée de toute éthique qui masque une ambition limitée
Les investissements russes en Afrique sont négligeables, et les échanges sont fortement déséquilibrés en faveur de la Russie. Les projets de coopération sont quasi-inexistants.
Depuis 2019, la Russie contribue pour moins de 1% aux investissements directs étrangers destinés au continent. Il faut également souligner que plus de 70% de l’ensemble du commerce russe avec l’Afrique se concentre dans 4 pays seulement : l’Egypte, l’Algérie, le Maroc et l’Afrique du Sud. Force est de constater que l’Afrique subsaharienne ne fait absolument pas partie des priorités de la Russie.
En 2020, les échanges commerciaux entre la Russie et l’Afrique se sont élevés à 14 milliards de dollars, soit 2% du commerce total au niveau continental. À titre de comparaison, la valeur du commerce africain avec l’UE est de 295 milliards de dollars.
Le bilan est encore plus édifiant concernant les projets d’aide au développement. A titre de comparaison, le PIB russe (2 240 milliards de dollars) est similaire au PIB italien (2 050 milliards de dollars). Cependant l’aide au développement de l’Italie pour l’Afrique est de 6 milliards de dollars tandis que celui de la Russie n’atteint pas le milliard de dollars.
De surcroît, la Russie déploie des sommes considérables dans une communication, majoritairement orientée sur la désinformation ciblant l’Occident (l’attaque informationnelle contre la France avec le faux charnier de Gossi au Mali en est un exemple flagrant).
Une stratégie russe prédatrice et opportuniste sans contribution au développement
L’interventionnisme militaire russe de la société Wagner (puis de l’Africa Corps), souvent loué par les juntes africaines, se révèle être un gouffre financier pour certains pays. Au Mali, le coût annuel de Wagner s’élève à 120 millions de dollars, soit deux fois le budget du ministère malien de la justice à la même période ou 45% du budget malien de la santé.
En RCA, Wagner coute 400 millions de francs CFA par semaine, soit 31 millions de dollars pour un an. Ces financements s’effectuent de plus par des circuits opaques qui favorisent la corruption.
Au-delà du financement direct, le soutien russe via Wagner, puis Africa Corps, se fait également en échange de concessions minières et notamment aurifères au Niger, au Burkina Faso et en RCA (voir l’enquête « The Blood Gold Report »). Il convient d’ouvrir les yeux sur cette stratégie d’appropriation des ressources naturelles de la Russie qui ne vise avant tout qu’à soutenir son effort de guerre en Europe.
Par ailleurs, nous observons une hausse très importante des violations des droits humains depuis l’arrivée des supplétifs de Wagner dans certains pays africains. Les nombreuses exactions commises par les mercenaires russes augmentent le seuil de la violence et favorisent la commission des mêmes exactions par les armées locales qui les accompagnent.
Au Mali par exemple, un rapport de l’ONU de 2023 affirme que le nombre de civils tués aurait augmenté de 54% entre 2021 et 2022, passant de 584 personnes tuées à 1 277 (voir l’enquête « Un an de Wagner au Mali »).
Très concrètement, depuis l’expulsion des armées occidentales et l’arrivée au pouvoir des juntes au Burkina Faso, au Mali et au Niger, la menace djihadiste s’est étendue et la situation sécuritaire s’est dramatiquement dégradée, et cela malgré l’emploi de supplétifs russes.
Les effets négatifs de la guerre en Ukraine en Afrique
La Russie, déjà responsable de plusieurs centaines de milliers de morts en Ukraine dans une guerre qu’elle a elle-même déclenchée. Moscou a désormais besoin de ressources humaines pour prolonger sa guerre, le pays ayant notamment perdu plus d’un million de Russes qui ont fui le pays depuis février 2022.
Après avoir mobilisé ses prisonniers, la Russie a initié une campagne de recrutement en Afrique pour alimenter le front ukrainien. Certains étudiants africains affirment avoir été approchés avec des promesses de 3 000 à 5 000 dollars pour rejoindre l’armée russe ou Wagner.
En outre, un racisme latent perdure en Russie et prend la forme d’attaques nombreuses envers les minorités asiatiques et musulmanes, des violences qui sont remontées en flèche après l’attentat du Crocus City Hall. Ce racisme se fait même de manière décomplexée jusqu’au sommet de l’Etat.
Le 25 février 2024, l’ancien chef de l’agence spatiale russe comparait notamment le secrétaire d’Etat américain à la défense à un « gorille ». Il y a fort à parier que les engagés africains se retrouveront en première ligne en cas de recrutement.
Pour terminer, en bloquant les ports ukrainiens, l’agression russe en Ukraine a entraîné la réduction de 75 à 80% des capacités d’exportation des céréales ukrainiennes dont l’Afrique est fortement dépendante. Moscou a divisé par deux sa contribution à l’aide alimentaire mondiale entre 2021 et 2022 (de 62 millions de dollars à 30 millions de dollars).
Malgré les effets d’annonce concernant les livraisons de blé, c’est bien la Russie qui est responsable de l’envolée du prix des céréales sur le marché mondial ces dernières années.
En définitive, la Russie utilise une stratégie hybride cynique à bas coût, qui s’appuie notamment sur une désinformation désinhibée et un interventionnisme prédateur. Les résultats de ces interventions russes en Afrique auront donc de profondes implications sur les normes de gouvernance et sur la sécurité du continent africain.