Les béninois assistent avec un certain dégoût à la bataille de chiffonniers que se livrent soutiens et opposants au régime, sur le dos des otages politiques du président Talon.
Le débat sur le sort des prisonniers et des exilés politiques du Bénin est enfin lancé. Même si pour le faire, il a fallu attendre 8 mois après l’installation de la 9e législature et plus de 5 ans après la vague de répressions qui s’est abattue sur l’opposition béninoise depuis que le président Talon a décidé que les résolutions de la Conférence Nationale de 1990 étaient une erreur, le débat commence enfin à se faire. Les Béninois ont été en effet soulagés d’apprendre que la proposition de loi d’amnistie déposée courant avril 2023 par les députés du parti Les Démocrates allait enfin pouvoir être examinée en commission et éventuellement soumise au vote de la plénière. Ils ont également été soulagés de voir que dans la foulée de cette annonce, les plateaux contradictoires s’enchaînent sur la télévision nationale, avec comme sujet principal, l’examen de la fameuse loi.
« Leur démarche manque de sincérité »
Mais l’enthousiasme de tous ceux qui pensaient que les acteurs politiques béninois avaient enfin retrouvé un peu de raison, et que le moment était venu pour eux de s’occuper des problèmes les plus importants de la nation, s’est rapidement émoussé face à la qualité du débat et à l’apparition au grand jour des calculs politiciens qui entourent la fameuse proposition de loi d’amnistie. En la matière, le face-à-face télévisuel entre les députés Nicaise Fagnon de l’UP-R et Célestin Houssou des Démocrates fut un authentique spectacle de désolation où chacun accusait l’autre de vouloir s’approprier le bénéfice de la libération des prisonniers politiques et du retour des exilés. « Ils (les députés LD ndlr) veulent bâtir leur popularité sur fond des problèmes des autres », accuse Nicaise Fagnon, avant de poursuivre : « Je ne suis pas sûr qu’ils soient sincères. » Il n’a échappé à personne que pendant le réquisitoire de Nicaise Fagnon, son collègue de l’opposition rigolait, comme si l’instrumentalisation des emprisonnements politiques était une accusation banale.
Otages de Patrice Talon…
Personne ne semble se préoccuper du sort des personnes capturées et jetées en prison, encore moins de celui des personnes poussées sur les routes de l’exil pour avoir osé exprimer des positions politiques divergentes de la ligne fixée par Patrice Talon. Le Chef de l’État béninois, longtemps snobé par ses prédécesseurs, et par ses homologues français, américain ou nigérian à cause du virage autoritaire de son régime, a trouvé en l’incarcération du professeur Joël Aïvo et de l’ancienne garde des sceaux Réckya Madougou, un extraordinaire levier de négociation politique et diplomatique. C’est en agitant la promesse de leur libération que Patrice Talon a pu se rapprocher de l’Élysée et de Washington ; c’est avec la même promesse qu’il a réussi à obtenir la modération et la collaboration de ses prédécesseurs qu’il a pu réunir autour de lui en juillet et août 2022 à l’occasion de l’inauguration de la place de l’amazone et des festivités commémoratives de l’indépendance. Depuis, rien n’a changé au sort des prisonniers politiques, pas plus qu’à celui des exilés. L’on se souvient encore du coup de gueule du président Nicéphore Soglo se plaignant d’avoir été berné et manipulé par le président de la République pour réaliser ses objectifs politiques. Patrice Talon utilise donc les prisonniers et les exilés comme une monnaie d’échange pour faire chanter ses adversaires, et tenir le pays en laisse. Tant qu’il les détient ou les empêche de retrouver une vie normale, il sait qu’il pourra obtenir ce qu’il veut de quiconque s’intéresse à leur sort.
… et otages des partis politiques
Mais il n’y a pas que Patrice Talon qui tire profit de l’emprisonnement de ses adversaires politiques. Chaque parti, dans un cynisme politique écœurant pour les victimes et leurs familles, tente de tirer les marrons du feu. Célestin Houssou, Nicaise Fagnon et leurs groupes politiques respectifs savent de quoi ils parlent. Ils savent mieux que quiconque, la compétition politique sans merci qu’ils se livrent depuis le début, sur le dos de la souffrance de leurs compatriotes. Ils savent qu’ils ont toutes les raisons de voir se poursuivre l’incarcération de Joël Aïvo et Réckya Madougou, ou l’exil des Sébastien Ajavon, Léhady Soglo, Komi Koutché et autres Valentin Djènontin. Les béninois accusent les LD de s’être fait élire sur le dos des otages de Patrice Talon, et de les utiliser ensuite comme un moyen de légitimation de leur existence politique, l’unique raison d’être de leur présence dans l’arène politique nationale. Nicaise Fagnon parlera de « fonds de commerce », après s’être interrogé sur la sincérité de la démarche de ses camarades de l’opposition.
Même si les remarques de l’ancien ministre de Boni Yayi répondent avant tout à une logique de guéguerre politique, il existe malheureusement un faisceau d’indices concordants susceptibles de corroborer ses ‘’doutes’’ et ses ‘’suspicions’’, c’est-à-dire les mêmes que ceux exprimés par une partie de l’opinion depuis mars-avril 2023. Il faut dire que la démarche des députés LD a surpris jusque dans les milieux les plus radicaux de l’opposition. Le caractère solitaire et expéditif du processus ayant abouti au dépôt de la proposition de loi d’amnistie continue d’intriguer l’observateur politique ordinaire. Comment, en effet, Les Démocrates, avec à peine 25% des sièges au parlement, comptent-ils faire passer une loi politique exceptionnelle, sans prendre langue avec les autres composantes de l’Assemblée Nationale ? Comment comptent-ils obtenir les 27 autres voix qui leur manquent pour faire passer la loi sans aller ratisser dans les rangs de leurs adversaires ? La loi d’amnistie n’a-t-elle été proposée que pour jouer avec l’opinion et continuer de surfer sur la vague de la libération des otages de Talon ?
Machiavélisme ?
La question se pose d’autant plus que plus de 6 mois après le dépôt de leur proposition de loi, alors qu’ils ont eu le temps du recul et de la réflexion, le parti de Boni Yayi n’a rien changé aux erreurs et à l’hubris qui lui sont reprochées. Comme si en définitive, l’objectif était de pousser le pouvoir à se braquer et à ne jamais soutenir le projet, pour s’assurer que Joël Aïvo et Réckya Madougou restent en prison et les leaders politiques en exil n’aient pas de sitôt l’occasion de revenir les concurrencer sur un terrain où ils sont bien contents d’avoir le monopole du vote de l’opposition. Rappelons-nous de ce que disait Nicaise Fagnon : « Ils (les députés LD ndlr) n’ont pas intérêt que la loi soit votée, parce que ça les priverait de leur fonds de commerce politique. »
Mais la majorité elle-même n’a pas plus envie que l’opposition de voir ces personnes réhabilitées et remises entre ses pattes. Avant d’être leurs « compatriotes » et leurs « frères », comme ils le clament, ils voient d’abord les prisonniers et les exilés politiques comme des rivaux, susceptibles de les évincer dans les urnes.
« Qu’est-ce qui empêche la mouvance de proposer sa propre loi d’amnistie ? »
Le professeur Joël Aïvo et l’ex-ministre Réckya Madougou sont en effet devenus deux des figures politiques les plus importantes du Bénin. Ils auraient sans aucun doute, battu le leader de la majorité présidentielle, Patrice Talon lui-même. Cette réalité sociopolitique, les députés de la majorité présidentielle, l’ont dans un petit coin de leur tête. L’inconséquence du radicalisme des LD dans la conduite de ce dossier apparait donc comme une opportunité inespérée pour eux. Ils pourront toujours pointer du doigt le péché d’orgueil de leurs collègues de l’opposition pour ne pas avoir à assumer leur part de responsabilité dans le dénouement heureux de cette crise politique qui n’a que trop duré. « La mouvance ferait mieux de proposer sa propre loi d’amnistie et d’arrêter d’amuser la galerie », tranche Paul-Marie HOUESSOU, expert en gouvernance politique. S’ils trouvent leurs collègues de l’opposition trop orgueilleux pour travailler ensemble sur un projet aussi crucial qu’une loi d’amnistie, s’ils ne souhaitent pas voter la proposition des LD afin de ne pas leur offrir l’occasion de rafler tout le bénéfice de la libération des otages politiques, rien en revanche, ne les empêche eux, d’élaborer leur propre proposition de loi et de la faire voter par leurs camarades de la mouvance qui détiennent une majorité confortable à l’assemblée nationale.
Parce qu’il faut le marteler, au-delà des fautes tactiques du parti de Yayi Boni et des querelles de chiffonniers qui s’en sont suivies, cette proposition de loi d’amnistie reste une chance unique pour le président Talon, à deux ans de la fin de son mandat, d’amorcer un atterrissage en douceur, après tant d’années d’une gouvernance politique tumultueuse. Il peut siffler la fin de ce concert de cynisme en faisant libérer tout de suite ses otages. Il couperait ainsi l’herbe sous le pied de ses adversaires des Démocrates et exorciserait par la même occasion, les peurs de ses propres partisans.