Contrairement aux coups d’état qui ont touché le Mali, le Burkina, la Guinée et le Niger, celui du Gabon a maintenu en place et consolidé les socles de la dynastie Bongo. Brice Clotaire Oligui Nguema est-il un instrument aux mains des sœurs d’Ali Bongo et de leurs parrains étrangers ?
Par Bruno Charles
Dans la nuit du 29 au 30 août 2023, et les jours qui l’ont suivi, un vent de liberté a soufflé sur le Gabon. Les populations de Libreville, notamment, ont accueilli le renversement d’Ali Bongo Ondimba dans l’allégresse, les yeux pleins d’étoiles. « Nous sommes enfin libres ! Vive l’armée ! » C’était là quelques-uns des slogans que l’on pouvait entendre dans les rues et sur les réseaux sociaux gabonais les heures qui ont suivi le coup d’état. Ils avaient si peu confiance dans le système Bongo qu’ils avaient oublié qu’ils venaient d’élire un nouveau président, le professeur Albert Ondo Ossa. Si les gabonais ont manifesté autant de joie, c’est parce qu’ils croyaient que le général Brice Clotaire Oligui Nguema venait de mettre fin à la dynastie Bongo qui contrôlait tous les leviers du pouvoir gabonais depuis 56 ans. Conscient de cette attente, l’ex-chef de la garde présidentielle le leur a promis lors de sa prestation de serment, moins d’une semaine après le putsch. On a ainsi pu l’entendre dénoncer « la confiscation (par le régime déchu, ndlr) du pouvoir des institutions de la République depuis plusieurs années, au mépris flagrant des règles démocratiques », alors que, toujours selon lui, « le Gabon mérite des institutions fortes, crédibles, une gouvernance assainie plus en phase avec les normes internationales en matière de respects des droits humains, des libertés fondamentales, de la démocratie, de l’État de droit ».
Mais le 30 août 2023 marque-t-il vraiment la fin des Bongo et de leur régime ? L’opposant Albert Ondo Ossa est convaincu que non. Sur les antennes de la chaine francophone TV5 Monde, il avait vertement pointé la supercherie : « C’est une révolution de palais », avait-il lancé pour souligner le caractère purement cosmétique de ce putsch qui selon lui, ne changerait rien dans la vie des gabonais et des institutions de leur pays. Et Ondo Ossa va plus loin en indiquant que le nouvel homme fort est un membre de la famille Bongo, il serait le cousin éloigné d’Ali Bongo et de ses sœurs, et serait un serviteur dévoué de la famille depuis des décennies, avait asséné l’opposant. Depuis cette interview tonitruante, Ondo Ossa – lui-même ancien ministre de l’enseignement supérieur de Bongo père entre 2006 et 2008 – a baissé d’un ton. Il avait été longuement reçu par le nouvel homme fort de Libreville environ une semaine après le putsch. Mais pourquoi parlait-il d’une « révolution de palais » ? Quel est le parcours de Brice Oligui Nguema ? Les liens génétiques du nouvel homme fort de Libreville sont-ils réels ou fantasmés ? En quoi le putsch gabonais est-il différent des autres ?
La réponse à cette dernière question se trouve dans le sous-bassement idéologique des putschs de l’ouest africain. Au Mali, au Burkina comme au Niger, les putschs ont été réalisés ou se sont légitimés autour d’un certain besoin de nouvelle décolonisation de l’Afrique. Soutenues par les mouvements souverainistes du continent, les juntes qui se sont installées ont ainsi exigé le démantèlement des bases militaires françaises, réclamé la réappropriation de leurs ressources naturelles et même expulsé des diplomates. Au Niger, dernier épisode de cette vague de coups d’état, les braises de la crise ouverte entre le CNSP et l’Élysée sont encore fumantes, tandis que Paris a dû se résoudre à rappeler son ambassadeur et à annoncer le départ de ses 1500 soldats de base de Niamey. Au Mali, les nouvelles autorités ont exigé jusqu’au départ de la Minusma, tandis que Bamako et Paris vont d’escalade verbale en escalade verbale sur fond d’accusations de néocolonialisme et de revendications souverainistes. Au Burkina Faso, c’est sur les mêmes éléments de langage que le capitaine Traoré a sécurisé son contre-coup d’état quand il a décidé de renverser l’autre putschiste Paul Henri Sandaogo Damiba.
Au Gabon, on n’observera rien de tout ceci. Pas encore. Plus d’un mois après le coup d’état, les gabonais scrutent encore les faits et gestes du général Oligui à la recherche d’un petit signe pouvant indiquer le début de la fin du système Bongo. En vain ! Car aucun des actes posés jusque-là par le nouvel homme fort de Libreville ne rassure quant à sa volonté réelle de s’attaquer aux racines de ce système implanté voici 56 ans par le patriarche Albert-Bernard Bongo, devenu Omar Bongo Ondimba. Le chercheur français Thomas Borrel qui a codirigé l’ouvrage « L’empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la françafrique », constate que le coup d’état gabonais n’a rien ébranlé de tout ce qui était constitutif des réseaux de la françafrique dans le pays. De là à croire qu’à travers ce putsch, la famille Bongo qui dirige le Gabon depuis deux générations tente de se maintenir au pouvoir en faisant croire qu’il y a du changement, il n’y a qu’un pas.
Dans son interview accordée à TV5 Monde le 31 août, le candidat de la plateforme de l’opposition, Albert Ondo Ossa affirmait que non seulement Clotaire Oligui était un cousin d’Ali Bongo dont il était le chef de la sécurité, mais qu’en plus, il avait agi sous les ordres d’une des sœurs d’Ali, Pascaline Bongo, principale rivale du président déchu au sein de la fratrie. Dans la même interview, l’ancien ministre d’Omar Bongo assurait qu’il savait que le coup d’État allait avoir lieu et que même la France le savait, puisqu’il s’était personnellement chargé d’en informer la ministre française des affaires étrangère, Christine Colonna.
Pascaline Bongo, la quasi-présidente
A 67 ans, la demi-sœur aînée d’Ali Bongo et ancienne directrice de cabinet de leur père, garde une influence considérable sur les affaires de la république, malgré sa disgrâce avec son frère. Antoine Glaser, journaliste et spécialiste des relations franco-africaines, rappelle qu’elle a été pendant longtemps, la deuxième personnalité la plus puissante du Gabon, juste derrière le patriarche. Très portée sur la France, c’est Pascaline Bongo qui entretenait au Gabon les réseaux de la françafrique. Ancienne numéro 2 de la filiale gabonaise de Total Energie, l’un des fleurons de la françafrique, Pascaline Bongo garantissait les intérêts de la France au Gabon. Selon plusieurs spécialistes du régime, elle aurait dû succéder à son père qui la préférait à tous ses autres enfants. « Du temps d’Omar (Bongo) le Gabon était un pays stratégique pour le France », souligne Antoine Glaser. Riche en pétrole, en manganèse et en uranium, le pays était au cœur de la stratégie énergétique de la France. Mais c’était aussi « le pays des opérations clandestines de l’armée française en Afrique », précise l’auteur. Omar Bongo avait son mot à dire sur chaque opération de déstabilisation de ses homologues des ex-colonies françaises d’Afrique, un peu trop récalcitrants au goût de Paris. C’est de Libreville qu’est parti le groupe de mercenaires dirigés par Bob Denard et qui ont tenté de renverser le régime marxiste et ouvertement anti-impérialiste de Mathieu Kérékou, le 16 janvier 1977.
L’ère Ali et la disgrâce de Pascaline
A la mort du père en juin 2009, ce n’est pas Pascaline, mais son demi-frère Ali qui s’installera dans le fauteuil présidentiel. Ministre de la défense au moment de la disparition du père, l’ex-disc joker Ali Bongo a su évincer sa grande-sœur en montrant patte blanche aux caciques du régime qu’il a fallu rassurer sur la conservation de leurs avantages, et sans doute aussi à Paris quant à la préservation de ses intérêts stratégiques. Mais une fois installé, Ali Bongo s’attaquera rapidement au pouvoir de sa sœur. Pascaline Bongo sera éconduite du palais du bord de mer où elle avait installé son quartier général. La suivront plusieurs autres « cadres » de l’administration présidentielle dont un certain Clotaire Oligui Nguema, Aide de Camp d’Omar Bongo jusqu’à son décès. Avec Pascaline Bongo, Brice Nguema était donc l’une des rares personnes à pouvoir entrer dans l’intimité du patriarche. Forcément, cela crée des liens et l’héritier du trône est au courant. Ali éloigne donc le militaire de Libreville en l’envoyant dans l’ambassade du Gabon au Maroc, puis dans celui de Dakar. Il en profitera également pour s’éloigner de la France qui ne fait pas franchement partie de ses coups de cœur. Ali qui a passé une partie de sa jeunesse entre Londres et les États-Unis d’Amérique, se sent beaucoup plus proche. Selon Antoine Glaser, « il est fasciné par les États-Unis, et ses copains se trouvent bien plus en Grande Bretagne, dans le golfe arabique ou au Maroc ». Symbole de ce désintérêt pour la France, le Gabon rejoindra le Commonwealth en 2022. C’est peut-être ce qui explique que quelques heures après avoir été renversé, ce soit en anglais qu’Ali Bongo ait appelé « ses amis partout à travers le monde » à l’aide.
Retour en grâce
Ali Bongo n’avait guère l’intention de faire des fleurs à la France. Sous son règne, les relations entre l’Élysée et Libreville restent cordiales, pas plus. Si Ali Bongo préserve majoritairement les intérêts économiques de la France – Total Energie continue de dominer l’extraction du pétrole gabonais, tandis que de nombreuses autres entreprises françaises continuent de faire de l’argent au Gabon – Il a décidé d’ouvrir le marché gabonais à d’autres investisseurs. Ce seront ainsi la Chine et l’Inde qui deviendront les principaux partenaires commerciaux du Gabon d’Ali Bongo. Mais la France le lui rend bien. En 2016, c’est Jean Ping, fils adoptif d’Omar Bongo et ex-compagne de Pascaline Bongo, qui aura le soutien de Paris pour l’élection présidentielle. Et c’est dans la capitale française que l’ancien cacique du PDG (parti fondé dans les années 1960 par Omar Bongo), passé dans l’opposition, trouvera refuge une fois la machine répressive du PDG lancée contre lui. Le retour en grâce de Pascaline attendra. L’ex-héritière du trône paternel rongera son frein jusqu’en 2018 où un événement inattendu la remettra en scelle, elle et tout son clan. En déplacement en Arabie Saoudite en 2018, Ali Bongo est frappé d’un accident vasculaire cérébral qui le tiendra loin du pouvoir pendant presque un an. C’est à ce moment que Pascaline Bongo entre en scène. En Janvier 2019, alors que son frère suivait sa rééducation au Maroc, elle est rappelée par Brice Lacruche Alihanga, un métis franco-gabonais, très proche d’Omar Bongo qu’Ali avait maintenu dans son équipe, en tant que Directeur de Cabinet. Pascaline Bongo devient officiellement la « Haute Représentante du Président de la République », elle récupère son passeport diplomatique et s’installe dans un bureau à côté de celui du Directeur de Cabinet. Dans la foulée, Brice Oligui Nguema aussi fait son grand retour au Palais du Bord de Mer en tant que chef du renseignement. Un an plus tard, il est nommé patron de la garde présidentielle, l’unité la mieux entrainée et la mieux équipée de l’armée gabonaise et qui est entièrement dédiée à la protection du président et des institutions.
Guerre des clans.
En ramenant Pascaline Bongo à une période de faiblesse du président, Brice Lacruche a voulu s’assurer une alliée de poids dans la guerre des clans qui oppose depuis quelques années d’un côté Sylvia, l’influente épouse d’Ali Bongo, et son fils Nourredine qu’elle est soupçonnée de préparer à prendre la succession de son père, et de l’autre, Pascaline Bongo et tous les autres frustrés de la grande famille présidentielle. Depuis quelques années, les rapports du Directeur de Cabinet avec la Première Dame n’ont fait que se détériorer. Soupçonné de chercher à renverser le président, elle avait chargé son fils Nourredine (28 ans), de surveiller les activités de monsieur Lacruche Alihanga.
De retour de maladie fin septembre 2019, Ali Bongo va tenter de reprendre la main. Exit Pascaline Bongo, qui perd également son passeport diplomatique. Exit également Brice Lacruche Alihanga, qui sera arrêté et emprisonné en décembre 2019 dans le cadre d’une opération anti-corruption. Quant à lui, Nourredine Bongo sera propulsé coordonnateur général des affaires présidentielles, un poste taillé à sa mesure et qui fait de lui le numéro 2 de la présidence de république et donc potentiel héritier du très convoité fauteuil de son grand-père.
« À vos ordres Président ! »
La chute d’Ali Bongo est donc interprétée comme la défaite du clan Sylvia, sur celui de Pascaline Bongo. Un clan auquel semble s’être ralliés tous les autres membres de la famille Bongo dont le président congolais Denis Sassou Nguesso. Sa fille Edith Lucie, (née en 1964 et décédée en 2009, trois mois avant Omar Bongo) fut l’une des épouses de l’ancien président gabonais à qui elle donna deux fils, Omar Denis Junior et Yacine Bongo Ondimba. La visite du tombeur d’Ali Bongo à Brazaville le 1er Octobre 2023, le sourire radieux de Denis Omar Bongo Ondimba, spécialement dépêché à l’aéroport de Brazaville par son grand-père pour l’accueillir et l’embarrassante allégeance du chef de la junte gabonaise au président congolais, sont d’ailleurs interprétés comme des indices supplémentaires de l’implication du président Sassou dans la chute du demi-frère de ses petits-fils.
Paris n’est pas inquiet
Les Bongo traditionnels alliés de la françafrique, auraient donc décidé, comme le prétend Albert Ondo Ossa, de se débarrasser d’Ali Bongo pour mieux se conserver. Probablement au grand bonheur de Paris qui a vu son influence s’éroder progressivement dans le pays d’Omar Bongo, depuis l’arrivée au pouvoir de son fils. Ceci pourrait expliquer l’attitude des responsables français qui, contrairement à l’Afrique de l’Ouest, n’ont pas levé le petit doigt pour défendre le président déchu et ont laissé les putschistes gabonais en paix. Comme au Tchad en avril 2021, les intérêts de la France n’ont jamais été menacés par les putschistes. Ils n’ont ni réclamé le démantèlement de la base militaire française au Gabon, ni demandé un réexamen des contrats miniers, encore moins, exigé le départ de l’ambassadeur de France. Le journal Africa Intelligence assure que Cloraire Oligui aurait même donné des gages à l’ambassadeur Alexis Lameck au cours d’un entretien que les deux hommes ont eu le jour du coup d’état, puis trois jours plus tard dans le salon présidentiel. Une option que Brice Oligui assume complètement en déclarant le jour de son investiture avoir comme modèles les présidents Omar Bongo Ondimba et Léon Mba Obam. C’est dans l’ambassade du Gabon à Paris que le premier a prêté serment en tant que président de la république. Quant au second, il disait ouvertement vouloir faire du Gabon un département français d’outre-mer. Outre ces symboles, les nominations faites par le chef de la junte sont vues comme étant de nature à doucher les espoirs de changement de la population gabonaise. Du gouvernement à l’assemblée nationale, en passant par la cour constitutionnelle, ou la commission électorale, les postes clés de la transition sont de nouveau aux mains d’anciens serviteurs dévoués du régime. « Il n’y a pas seulement trois, mais plusieurs anciens du régime qui sont au gouvernement », admettra d’ailleurs le premier ministre de la transition Raymond Ndong Sima, lui-même ancien ministres sous le père et le fils Bongo.
On ne se débarrasse pas en un coup de chiffon magique, d’un système-État qui a rythmé la vie d’un peuple durant plus de 56 ans. Les gabonais ont cru s’être débarrassés du régime Bongo. Manifestement, ils devront attendre encore.